La femme, source d’inspiration : Feu Farid Belkahia, artiste peintre

“Farid Belkahia aimait les femmes et tenait à en témoigner à travers ses œuvres. Il a d’ailleurs fait de l’évocation du corps féminin la matrice métaphorique centrale de ses créations.

Dans sa quête d’une modernité artistique rompant avec les normes esthétiques occidentales alors imposées, mais aussi se démarquant de l’hypocrisie moralisante de la société traditionnelle marocaine, Farid Belkahia élabore, par divers détours, un langage plastique, sensuel et rituel du corps oublié ou censuré. J’ai eu la chance d’assister au façonnage de ses œuvres dans l’intimité de son atelier, où l’artiste tanne la peau d’agneau, son matériau de prédilection, l’assouplit et l’affine jusqu’au diaphane, puis l’étire sur des fonds de bois découpés en des formes aux courbes voluptueuses et aux lignes épurées. Viennent enfin s’y inscrire des tatouages au henné et au safran qui finissent par les sublimer.

J’ai pu écouter le frottement de la main de l’artiste sur la peau tendue, le polissage du contour du bois découpé et l’essuyage délicat des résidus du henné séché pour l’ultime finition, la matière parfaitement lisse appelant la caresse. Au fil de ce rituel, les formes se laissent entrevoir, les courbes se dessinent, les signes s’inscrivent et l’œuvre naît d’un corps à corps éprouvant et magnifique. Des œuvres sensuelles qui rendent hommage à la plénitude du corps féminin et portent des titres évocateurs tels que Malhoun, Transe ou encore Procession, et qui mettent en exergue l’amour, la spiritualité et le mouvement qui sont pour Farid Belkahia la source de son inspiration artistique et son mode de célébration de la vie.”

Par Brahim Alaoui, ex-directeur du musée de l’Institut du Monde Arabe.

LA FONDATION FARID BELKAHIA VOIT LE JOUR À MARRAKECH

La Fondation Farid Belkahia verra le jour le 13 novembre 2015. C’est ce qu’annonceront officiellement, le 28 mars 2015, à 10h, au restaurant Dar Moha de Marrakech, les membres de cette Fondation présidée par Rajae Benchemsi.

«Ce projet était le mien depuis plus de 15 ans. Mais, par pudeur, Farid Belkahia n’a jamais osé le réaliser de son vivant. Il était entendu entre nous que si je ne partais pas la première, je le réaliserais», nous confie Rajae Benchemsi. Et elle a tenu sa promesse, relevé le défi d’«un acte culturel courageux destiné à la sauvegarde d’un patrimoine culturel» inestimable et «au rayonnement de l’œuvre» d’un grand précurseur qui a porté l’art marocain contemporain à travers le monde. Un travail d’équipe, tient à souligner cette grande écrivaine dont la plume inimitable a marqué de son sceau les plus prestigieuses pages la littérature marocaine. Une équipe composée, hormis sa présidente, de Jean-Hubert Martin, historien d’art et figure majeure de l’art contemporain qu’il a défendu en tant que directeur, entre autres, du prestigieux Musée national d’art moderne de la Ville de Paris et du Museum Kunst Palast de Düsseldorf, ainsi qu’en tant que commissaire de nombreuses expositions; de Brahim Alaoui, Historien d’art et commissaire d’expositions; de Vincent Melilli, directeur de l’ESAV à Marrakech; de Hamid Triki, historien, chercheur et grand défenseur du patrimoine marocain; d’Abderrazak Ben Chaabane, ethnobotaniste et paysagiste de renom; et Alexandre Kazerouni, politologue spécialiste du monde arabe et de l’Iran contemporains.

Les membres de la Fondation Farid Belkahia se réuniront donc, 28 mars, à 10h, au restaurant Dar Moha de Marrakech, pour présenter ce grandiose projet qui verra le jour le vendredi 13 novembre 2015. Une date symbolique sciemment choisie par Rajae Benchemsi, Farid Belkahia étant né le 15 novembre de l’année 1934. Une manière de fêter la vie de celui qui, dit-elle, «est toujours parmi nous, présent.»

Bourses et Prix d’excellence
La Fondation Farid Belkahia mettra un point d’honneur à encourager tout acte de création. Arts plastiques, littérature, artisanat… Un prix d’excellence sera ainsi attribué annuellement et des bourses de deux à cinq ans seront octroyées pour permettre à des créateurs de poursuivre leurs études, leurs recherches ou leurs travaux.
A propos d’arts traditionnels, Rajae Benchemsi rappelle l’admiration qu’avait pour eux Farid Belkahia qui les a introduits dans les études académiques.

La Fondation organisera, de même, une exposition annuelle nationale et internationale.

«La tradition est le futur de l’homme»
«La tradition est le futur de l’homme», aimait à dire Farid Belkahia. Et cette phrase, écrite en arabe sur sa tombe, aura été son épitaphe. Quel plus grand hommage à ce grand artiste que celui de ce travail de mémoire qui prépare les temps?

Farid Belkahia a commencé à peindre à l’âge de 15 ans à peine, et a exposé très tôt, dès 1953, année où ses œuvres ont été présentées pour la première fois, dans sa ville natale. Il se rendra ensuite à Paris, de 1954 à 1959, pour poursuivre ses études à l’école des Beaux-Arts de Paris. De retour au Maroc en 1962, l’artiste dirigera, jusqu’en 1974, l’école des Beaux-Arts de Casablanca, avant de se consacrer pleinement à son art. Et cet artiste au talent et à l’originalité incomparables se distinguera très vite par sa griffe unique. Travaillant le cuivre, la peau, le bois, privilégiant les pigments naturels sur des toiles où symboles berbères se mêlent à d’autres signes graphiques universels, Farid Belkahia insuffle à l’art une âme furieusement neuve et rebelle, réinventant sans cesse le langage où il semble mettre en scène sa propre peau, la mémoire, les parfums d’humus, les tatous de henné qui y sont restés gravés, indélébiles. Furieusement rebelle, furieusement intègre. Tel était Farid Belkahia qui militait déjà, en 1966, avec la Revue Souffles, pour un art nouveau dédouané de l’héritage colonial et organisera en 1969, avec d’autres artistes de sa génération, sur la place Jamaâ El Fna, une grande exposition ou, plutôt, contre-exposition, visant à contrecarrer l’exposition de Printemps qui se déroulait au même moment dans la ville rouge. Un grand défenseur de l’art. Un grand artiste qui marquera l’histoire à jamais tant il a interpellé et émerveillé, par-delà les frontières. Farid Belkahia restera éternel. Et cette fondation perpétuera l’esprit de son art et de l’art tout court, tel qu’il nous l’a légué en partage, en offrande.

Rajae Benchemsi: Feu Farid Belkahia était un être libre

C’est en des termes clairs et simples, à mille lieues d’éloges que Rajae Benchemsi, auteur de deux monographies consacrées à son époux Farid Belkahia décédé l’année qui vient juste de nous quitter, a évoqué le parcours de cet artiste, le qualifiant tantôt “d’être libre”, tantôt “s’opposant à un père qui veut lui imposer” un destin qui allait miner sa vie.
Mme Benchemsi est intervenue lors d’une conférence placée sous le thème “Les fondateurs de la modernité artistique au Maroc. L’exemple de Farid Belkahia” et qu’a abritée, jeudi soir, le Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain. L’occasion de revisiter le cheminement d’un pionnier de notre modernité artistique.
Sa voie, Belkahia il l’a choisie de lui-même. Il ne passe pas son bac et se dirige vers Ouarzazate pour enseigner : “Il a bataillé contre l’avis de son père qui voulait qu’il soit ingénieur, médecin ou avocat”, déclare à la MAP Mme Benchemsi, en marge de la conférence.
C’en est pas fini. L’artiste prendra d’autres destinations, arabes là, comme Damas, Bagdad et le Caire, poursuit-elle, en traçant le parcours de Belkahia qui a vécu dans un milieu de peintres. “Son père a connu Nicolas de Stal et les Frères Kessler et Belkahia à l’âge de 3 et 4 ans posait pour ses peintres et cela a beaucoup contribué pour qu’il devienne artiste”, rappelle-t-elle.
Les pays communistes où il a eu l’occasion de se rendre également, Prague notamment – l’Académie de la scénographie -, représentaient pour lui “une expérience de la vie”, où il rencontre l’artiste Henri Alleg.
A Paris, il fait connaissance avec le poète Louis Aragon et son égérie Elsa Triolet, femme de lettres russe, poursuit Mme Benchemsi.
Le Maroc, le pays de ses origines, de sa culture et de ses traditions qu’il chérissait tant, il va y retourner et s’installe à Casablanca pour être nommé directeur de l’Ecole des Beaux-Arts.
Cette école qui ” a attiré tous les artistes ayant fait leurs études en Europe à l’époque du protectorat et qui sont rentrés au Maroc en raison d’une sorte de prise de conscience pour contribuer à la reconstruction du pays devenu indépendant ” , rappelle à son tour dans une déclaration similaire à la MAP, Brahim Alaoui, historien d’art et ancien directeur du Musée de l’Institut du monde arabe à Paris, et qui est intervenu auparavant, dans cette conférence sur “une analyse sur le rôle formateur des voyages dans l’éducation artistique du regretté Belkahia”.
Ainsi “la présence de ces artistes, à travers l’Ecole des Beaux-Arts de Casablanca sous la direction de Belkahia, a joué un rôle très important dans la définition d’une nouvelle culture et d’une nouvelle pratique artistique” ajoute-t-il.
“Farid Belkahia, à la fois en tant que pédagogue et artiste, a donné l’exemple en montrant comment on peut aujourd’hui être artiste moderne tout en étant enraciné dans sa culture et son univers culturel. C’est dans ce sens que cette énergie entre l’œuvre de Belkahia et son impact à la fois sur la génération des jeunes artistes a été fondamentale dans la relève et dans sa contribution à une culture et une scène artistiques modernes au Maroc”, affirme M. Alaoui.
Toute sa vie, Belkahia a pris position, à la fois sur le plan politique et social, par rapport à l’histoire des civilisations, dans son travail, parce que c’était “un homme exigeant qui a réussi à révolutionner l’art contemporain”, affirme son épouse.
Le plus important qu’a tenu à souligner Mme Benchemsi est que ” Belkahia a eu une vraie œuvre expressionniste avant même d’avoir rencontré les expressionnistes en Occident ” parce qu’ “il peignait ce qu’il ressentait, le fondement même de l’expressionisme “, soutient-elle.
De son vivant, Belkahia défendait le respect des “strates” de la culture et des traditions qui “constituent l’identité”. L’hommage qu’il avait rendu aux sept Saints (sabaâtou rijal) de Marrakech en est témoin. Et s’il se dirige et opte pour le travail du cuir avec des matériaux naturels, “ce n’est pas point par amour pour cette matière”, loin s’en faut ! Mais pour “rompre avec la peinture de chevalet et l’art occidental”, dit-elle.
Et elle renchérit : “L’exploration et la sublimation de la matière du cuir, sont une espèce de catharsis chez Belkahia : la peau sera ramenée à l’art”. Un tour de force !
Tous les voyages qu’il avait effectué ont constitué une source de connaissance et de découverte de l’autre et de “l’ailleurs” : “Une valeur d’autant plus significative qu’elle a permis à l’artiste d’épanouir sa pensée pour la rendre davantage créatrice et contemporaine”, a souligné M. Alaoui.
Il ne faut pas oublier que Belkahia insistait sur la contemporanéité de l’art qui, estimait-il, est consubstantielle “à l’avancée de toute civilisation”.
De son côté, Mohamed Melehi, artiste peintre et ami de longue date de Belkahia et son partenaire dans l’expérience d’enseignement à l’Ecole des Beaux-arts de Casablanca, est intervenu en cette occasion également pour apporter quelques clarifications sur le travail pédagogique en matière d’élaboration d’une nouvelle pensée et pratique de l’art au Maroc: “Il fallait que Belkahia existe pour jouer un rôle dans l’art”, affirme-t-il sur un ton enjoué.
Belkahia s’est beaucoup sacrifié pour l’Ecole des Beaux-Arts de Casablanca où régnait une effervescence, il y a joué un rôle que Melehi a jugé “déterminant”. Les élèves “n’étaient pas en mesure de comprendre ce qui se passait dans le monde sur le plan philosophique, poétique et littéraire : qu’est-ce que peindre ? Qu’est-ce écrire un poème ?”.
Ainsi, “Belkahia a dirigé une école d’où sont sorties et forgées plusieurs idées et qui se sont répandues dans le monde de la culture et qui ont parfois été des sonnettes d’alarme : “Attention, où allons-nous? Qu’est ce qu’ il faut faire maintenant que nous vivons ?”, a expliqué M. Melehi, dans une déclaration similaire à la MAP.
Il s’arrête un moment sur le rôle qu’a joué la revue “Souffle” dans le domaine de la culture et celui qu’a rempli également “la place Jemaa-el-Fna”. Dans tous ses espaces l’empreinte de Belkahia est indélébile : “C’était un fédérateur, un rassembleur “, reconnaît Melehi.
Belkahia était un “gouvernail” qu’il fallait pour que les choses se produisent et se passent bien”, conclut-il arborant un sourire.
Cette première conférence s’inscrit dans le cadre d’un cycle de conférences et de tables rondes thématiques initiées par le Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain pour l’année 2015 et qui seront consacrées à l’historiographie de l’art moderne et contemporain au Maroc et ce parallèlement aux expositions artistiques tenues dans le musée. Elle porte sur l’émergence de la modernité artistique marocaine et constitue l’amorce d’une réflexion sur les fondements conceptuels nécessaires à l’écriture d’une histoire de l’art moderne du Maroc.
L’objectif est montrer comment s’articule l’adhésion des peintres à la modernité artistique et culturelle, et comment se transforment les paramètres de cette modernité qui préparent la logique identitaire qui s’affirmera durant les années soixante et soixante.
MAP