Rajae Benchemsi: Feu Farid Belkahia était un être libre
C’est en des termes clairs et simples, à mille lieues d’éloges que Rajae Benchemsi, auteur de deux monographies consacrées à son époux Farid Belkahia décédé l’année qui vient juste de nous quitter, a évoqué le parcours de cet artiste, le qualifiant tantôt “d’être libre”, tantôt “s’opposant à un père qui veut lui imposer” un destin qui allait miner sa vie.
Mme Benchemsi est intervenue lors d’une conférence placée sous le thème “Les fondateurs de la modernité artistique au Maroc. L’exemple de Farid Belkahia” et qu’a abritée, jeudi soir, le Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain. L’occasion de revisiter le cheminement d’un pionnier de notre modernité artistique.
Sa voie, Belkahia il l’a choisie de lui-même. Il ne passe pas son bac et se dirige vers Ouarzazate pour enseigner : “Il a bataillé contre l’avis de son père qui voulait qu’il soit ingénieur, médecin ou avocat”, déclare à la MAP Mme Benchemsi, en marge de la conférence.
C’en est pas fini. L’artiste prendra d’autres destinations, arabes là, comme Damas, Bagdad et le Caire, poursuit-elle, en traçant le parcours de Belkahia qui a vécu dans un milieu de peintres. “Son père a connu Nicolas de Stal et les Frères Kessler et Belkahia à l’âge de 3 et 4 ans posait pour ses peintres et cela a beaucoup contribué pour qu’il devienne artiste”, rappelle-t-elle.
Les pays communistes où il a eu l’occasion de se rendre également, Prague notamment – l’Académie de la scénographie -, représentaient pour lui “une expérience de la vie”, où il rencontre l’artiste Henri Alleg.
A Paris, il fait connaissance avec le poète Louis Aragon et son égérie Elsa Triolet, femme de lettres russe, poursuit Mme Benchemsi.
Le Maroc, le pays de ses origines, de sa culture et de ses traditions qu’il chérissait tant, il va y retourner et s’installe à Casablanca pour être nommé directeur de l’Ecole des Beaux-Arts.
Cette école qui ” a attiré tous les artistes ayant fait leurs études en Europe à l’époque du protectorat et qui sont rentrés au Maroc en raison d’une sorte de prise de conscience pour contribuer à la reconstruction du pays devenu indépendant ” , rappelle à son tour dans une déclaration similaire à la MAP, Brahim Alaoui, historien d’art et ancien directeur du Musée de l’Institut du monde arabe à Paris, et qui est intervenu auparavant, dans cette conférence sur “une analyse sur le rôle formateur des voyages dans l’éducation artistique du regretté Belkahia”.
Ainsi “la présence de ces artistes, à travers l’Ecole des Beaux-Arts de Casablanca sous la direction de Belkahia, a joué un rôle très important dans la définition d’une nouvelle culture et d’une nouvelle pratique artistique” ajoute-t-il.
“Farid Belkahia, à la fois en tant que pédagogue et artiste, a donné l’exemple en montrant comment on peut aujourd’hui être artiste moderne tout en étant enraciné dans sa culture et son univers culturel. C’est dans ce sens que cette énergie entre l’œuvre de Belkahia et son impact à la fois sur la génération des jeunes artistes a été fondamentale dans la relève et dans sa contribution à une culture et une scène artistiques modernes au Maroc”, affirme M. Alaoui.
Toute sa vie, Belkahia a pris position, à la fois sur le plan politique et social, par rapport à l’histoire des civilisations, dans son travail, parce que c’était “un homme exigeant qui a réussi à révolutionner l’art contemporain”, affirme son épouse.
Le plus important qu’a tenu à souligner Mme Benchemsi est que ” Belkahia a eu une vraie œuvre expressionniste avant même d’avoir rencontré les expressionnistes en Occident ” parce qu’ “il peignait ce qu’il ressentait, le fondement même de l’expressionisme “, soutient-elle.
De son vivant, Belkahia défendait le respect des “strates” de la culture et des traditions qui “constituent l’identité”. L’hommage qu’il avait rendu aux sept Saints (sabaâtou rijal) de Marrakech en est témoin. Et s’il se dirige et opte pour le travail du cuir avec des matériaux naturels, “ce n’est pas point par amour pour cette matière”, loin s’en faut ! Mais pour “rompre avec la peinture de chevalet et l’art occidental”, dit-elle.
Et elle renchérit : “L’exploration et la sublimation de la matière du cuir, sont une espèce de catharsis chez Belkahia : la peau sera ramenée à l’art”. Un tour de force !
Tous les voyages qu’il avait effectué ont constitué une source de connaissance et de découverte de l’autre et de “l’ailleurs” : “Une valeur d’autant plus significative qu’elle a permis à l’artiste d’épanouir sa pensée pour la rendre davantage créatrice et contemporaine”, a souligné M. Alaoui.
Il ne faut pas oublier que Belkahia insistait sur la contemporanéité de l’art qui, estimait-il, est consubstantielle “à l’avancée de toute civilisation”.
De son côté, Mohamed Melehi, artiste peintre et ami de longue date de Belkahia et son partenaire dans l’expérience d’enseignement à l’Ecole des Beaux-arts de Casablanca, est intervenu en cette occasion également pour apporter quelques clarifications sur le travail pédagogique en matière d’élaboration d’une nouvelle pensée et pratique de l’art au Maroc: “Il fallait que Belkahia existe pour jouer un rôle dans l’art”, affirme-t-il sur un ton enjoué.
Belkahia s’est beaucoup sacrifié pour l’Ecole des Beaux-Arts de Casablanca où régnait une effervescence, il y a joué un rôle que Melehi a jugé “déterminant”. Les élèves “n’étaient pas en mesure de comprendre ce qui se passait dans le monde sur le plan philosophique, poétique et littéraire : qu’est-ce que peindre ? Qu’est-ce écrire un poème ?”.
Ainsi, “Belkahia a dirigé une école d’où sont sorties et forgées plusieurs idées et qui se sont répandues dans le monde de la culture et qui ont parfois été des sonnettes d’alarme : “Attention, où allons-nous? Qu’est ce qu’ il faut faire maintenant que nous vivons ?”, a expliqué M. Melehi, dans une déclaration similaire à la MAP.
Il s’arrête un moment sur le rôle qu’a joué la revue “Souffle” dans le domaine de la culture et celui qu’a rempli également “la place Jemaa-el-Fna”. Dans tous ses espaces l’empreinte de Belkahia est indélébile : “C’était un fédérateur, un rassembleur “, reconnaît Melehi.
Belkahia était un “gouvernail” qu’il fallait pour que les choses se produisent et se passent bien”, conclut-il arborant un sourire.
Cette première conférence s’inscrit dans le cadre d’un cycle de conférences et de tables rondes thématiques initiées par le Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain pour l’année 2015 et qui seront consacrées à l’historiographie de l’art moderne et contemporain au Maroc et ce parallèlement aux expositions artistiques tenues dans le musée. Elle porte sur l’émergence de la modernité artistique marocaine et constitue l’amorce d’une réflexion sur les fondements conceptuels nécessaires à l’écriture d’une histoire de l’art moderne du Maroc.
L’objectif est montrer comment s’articule l’adhésion des peintres à la modernité artistique et culturelle, et comment se transforment les paramètres de cette modernité qui préparent la logique identitaire qui s’affirmera durant les années soixante et soixante.
MAP